La saisie de Victorine
Cette aquarelle de Hippolyte Charles Napoléon Mortier, Duc de Trévise représentant la "nénène" ("nounou" en créole) nommée Victorine a été abordée dans un article antérieur.
Un détail cependant mérite un article à lui tout seul : la "saisie" que laquelle est assise Victorine.
Qu'est-ce donc qu'une "saisie" ?
Une "saisie"
Le détail de cette aquarelle conservée aux Archives Départementales de La Réunion (cote 40FI52) montre ce que l'on appelle une "saisie" :
une natte, tressée en rabanne (du raphia) ou en vacoa (feuilles de pandanus utilis)
Voici un aperçu de ces deux plantes utilisées pour le tressage
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Raphia Australis
(ou Rabanne)
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Raphia Australis
(ou Rabanne)
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Pandanus Utilis
(ou Vacoa)
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Pandanus Utilis
(ou Vacoa)
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Pandanus Utilis
(ou Vacoa) Ici, la base des feuilles
Le mot malgache tsii est à l'origine de la transformation créole en "saisie".
La natte est un objet traditionnel indispensable pour tout foyer malgache, quelle que soit l'ethnie considérée.
Dans le cas de Victorine, c'est la natte de couchage qui est représentée, ou qui sert à s'asseoir. Elle peut être tressée à partir de fibres végétales diverses, soit :
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La RABANE
Une variété de raphia, dont l'usage s'est répandue en Europe au XIXe siècle avec l'importation des produits venus des colonies européennes. La souplesse du rabane malgache permet de confectionner des chapeaux, des coussins, voire des vêtements.
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le VACOA
Son nom latin est pandanus utilis. Il pousse facilement dans les îles Mascareignes et sur plusieurs sites de la grande île Malgache. Avec les feuilles du vacoa, moins souples que les fibres de rabane, mais plus solides, on fabriquait toutes sortes de choses: des sacs pour emballer le sucre ou le café, des chapeaux - les capelines - et des nattes !
Ce mot "saisie" est du créole Réunionnais, alors orthographié "sezi".
C'est seulement sur la l'île de la Réunion, où de nombreux travailleurs Malgaches ont été introduits aussi bien comme esclaves que comme engagés après 1848, que ce mot s'utilise pour désigner cette natte tressée si spécifique à la tradition Malgache.
La fabrication
Femme tissant les fibres végétales. Source : blog Le Kanto
Dans la journée, la saisie est roulée et rangée dans un coin de la cuisine par exemple, dans la maison du maître, pour Victorine.
Le soir, la natte est déroulée, et utilisée comme couchage: on s'y étend, et le châle en laine plié en double sur les épaules de la domestique fait office de couverture, une fois déplié.
Pour les domestiques logeant hors de la maison du maître, dans une case à proximité ou dans une case du camp des engagés, la saisie peut aussi servir de descente de lit, ou de tapis pour y déposer les tout-petits
Et aujourd'hui ?
Eh bien, on continue la tradition: les nattes continuent d'être fabriquées à Madagascar, selon les techniques anciennes, éprouvées, et sont toujours utilisées à La Réunion ou à l'île Maurice.
Ce ne sont plus des nattes de couchage pour la maison, mais des nattes pour la plage: on y fait la sieste, sous les cocotiers ou les filaos, ou bien, comme autrefois, on y place les jeunes enfants.
Des témoignages recueillis auprès de résidents dans un EHPAD au Tampon, sur l'emplacement de la maison de maître de l'ancienne sucrerie de Bel Air, attestent que, jusque dans les années cinquante du vingtième siècle, les nattes étaient même fabriquées localement : le père d'Anise, ancienne habitante des Hauts de l'île, lui a appris à préparer les fibres de vacoa, et à les tisser.
Ces témoignagnes montrent également que cet usage du mot "saisie" était courant autrefois, mais qu'il se perd dans les jeunes générations actuelles
La photographie ci-contre a été prise justement lors d'un entretien avec les personnes âgées.
Plus de détails
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La saisie enroulée
Déroulée le soir pour dormir, la saisie est enroulée le matin, soit pour être rangée dans un coin, soit, en cas de déménagement, pour être transportée. Une ficelle nouée autour, et enfilée à 'épaule, fait l'affaire.
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La saisie déroulée
La saisie mesure ici 140 cm x 165 cm. Elle est composée de trois morceaux tressés à la main, et cousus ensemble.
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Détail de couture
Les motifs colorés sont traditionnels. Aujourd'hui, les couleurs sont obtenues soit de manière artisanale, à l'aide de plantes, soit avec des colorants chimiques, dont la mise au point est élaborée par l'industrie allemande et française dès la fin du dix-neuvième siècle.
Les trois photographies ont été réalisées sur plancher en Bois de natte - mimusops balata, famille de Sapotaceae -, un arbre endémique de l'île de La Réunion et de l'île Maurice, dont le bois très résistant permettait autrefois de réaliser planchers, poutres, cloisons, et même meubles.
Un poème sur la "saisie"
Un joli poème tiré du recueil "Poèmes d'outre-mer", de Pierre-Claude GEORGES-FRANCOIS - 1869-1933-, publié aux éditions K'A, nous révèle l'origine de mot étrange, pour désigner une natte:
Chanson Malgache
Tresse le raphia au seuil du tamiane
en regardant la mer rouler sa natte;
puis de ton rouleau de claire rabane,
fais une tsii toute fine et plate
Tresse tes cheveux autour de tes tempes,
et fais-en deux coques sur tes oreilles;
tu seras ainsi belle sous la lampe
quand ton front poli est lourd de sommeil.
Tes jours et mes jours aussi tresse-les,
bien étroitement, en un tissu fort,
pour que dans leurs fils doux et rassemblés,
on nous couche un soir quand nous serons morts.
Mais avant que vienne ce grand souci
qui fait tout à coup que le coeur a froid,
O Sakaisa-Ko, tresse bien ainsi
tes petits doigts d'enfant avec mes doigts
Pour aller plus loin
Lisez l'article de Paul Michael Taylor :
Les nattes tressées ancestrales de Madagascar, dans le catalogue Arts et Cultures (téléchargeable en Français, Anglais, au prix de 12CHF), Musée Barbier-Mueller, Genève, de l'année 2018
Cette vidéo de la chaîne Youtube Rites d'ailleurs parle notamment d'un rite où notre saisie tient une place importante. Le rite s'appelle "Bat sézi", comprenez "battre la saisie" en créole Réunionnais