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Une découverte en Provence


Bien que mon origine ne soit pas particulièrement importante pour participer activement à ce projet, elle l'est plus pour cet article.

En effet, née à Avignon, ville proche de laquelle j'ai grandi, mais également Gordes, où je passais mes vacances scolaires, je suis ce qu'on pourrait appeler "Provençale", et plus largement "Méditerranéenne".

Lorsqu'on prononce le mot "Provence", on s'imagine des champs de lavande, des cigales, la chaleur estivale, ... et des tissus Provençaux. Et c'est sur ce point que je veux revenir avec vous, car ces vacances estivales dans ma famille m'ont fait découvrir quelque chose que je n'avais jamais imaginé...

Photographe BOUYSSE Jean, collection personnelle

Les tissus Provençaux

Voici ce que vous trouvez en tapant "tissus provençaux" sur un moteur de recherche

En général, les caractéristiques sont :

  • des tissus chatoyants
  • des couleurs vives
  • des tissus multicolores
  • des motifs en rapport avec la nature
  • des petits motifs répétés imprimés assez proches OU/AVEC des arabesques complexes

Cette description des tissus Provençaux, correspond assez bien à ce qu'on voit pour les tissus Indiens.

Recommençons le même principe : "tissu Indien" dans un moteur de recherche" et les résultats sont similaires.

Le choix des couleurs de fond est, ceci dit, légèrement différent, moins...jaune

Alors y-a-t'il une corrélation ? C'est l'objectif de cet article

Un peu d'histoire

Deux femmes filant du fil blanc (entre 1780-1858) Crédit The New York Public Library

Si de nos jours, le coton n'est pas vraiment considéré comme une "matière noble", cela n'a pas toujours été le cas.

D'ailleurs, saviez-vous que l'Asie est le continent où la culture du coton a commencé ? La civilisation de la Vallée de l'Indus aurait commencé la culture du coton en 3000 avant J.C. . Des recherches dans la zone alentour font remonter la culture et l'utilisation de cette plante à 5000 avant J.C. ...!

Si l'histoire de l'expansion de cette fibre est intéressante, j'aimerais me focaliser sur son arrivée en Europe sous la forme des "cotonnades Indiennes", entre le XVIème et le XVIIème siècle

En Europe, les productions textiles sont le lin, le chanvre, le laine et la soie.

Pas de coton en vue...En effet, le coton est une plante tropicale, très gourmande en eau. C'est pourquoi on ne la trouve pas eu Europe où le climat est de type tempéré.

Le coton arrive donc principalement par le port de Marseille. 

Pourquoi Marseille ?

Depuis le XVIe siècle, Marseille est une des principales villes européennes pour l’importation de cotonnades des Indes, de Perse et surtout de l’Empire ottoman.

De plus, le contrôleur général des finances, Jean-Baptiste COLBERT 

- en 1664 créa la Compagnie Françaises des Indes Occidentales décuplant les importations vers Marseille

- en 1669 affranchit le port de Marseille de tous les droits de douane, à l'exception des marchandises destinées à l'intérieur du pays et des produits coloniaux. Cela donne un privilège à la ville de Marseille, ainsi qu'aux régions avoisinantes qui développent leur commerce. 

Marseille exporte également vers les pays voisins comme une intermédiaire rodée à ce négoce de produits exotiques.

Carte de Marseille (1584), gravure extraite de l'Atlas de Braun et Hogenberg : Civitates Orbis Terrarum. Source Wikipedia


Ornement indien n° 4 : ornements provenant de tissus et peintures sur vases exposés dans la collection indienne, actuellement à Marlborough House, 1856

Source The New York Public Library

Le coton teint et imprimé d'Orient devient de plus en plus populaire au XVIIème siècle.

Son succès est dû :

  • à la beauté des motifs,
  • aux couleurs chatoyantes,
  • au fait que le tissu garde ses couleurs vives et ses motifs malgré les lavages,
  • à sa rareté (seulement en import)
  • et à sa légèreté

Ces tissus se diffusent très rapidement dans le royaume, notamment via la Foire de Beaucaire

Le succès est TEL que...

Les cotonnades Indiennes apparaissent même dans la littérature, en tant qu'élément de mode important.

Par exemple, Molière y fait notamment référence dans "le Bourgeois Gentilhomme" (1ère parution en 1670).

Voici la réplique en question, du Bourgois Genthilhomme à son maître à danser :
Je me suis fait faire cette indienne-ci [...] Mon tailleur m'a dit que les gens de qualité étaient comme cela le matin.

L'image ci-contre montre un beau vêtement en cotonnade Indienne, agrémentant la tenue typique de l'époque de cet homme.

La mode fait l'homme de qualité, sa nouveauté résumant sa fonction symbolique dans la dynamique des conditions.

"Suivez-moi que j'aille un peu montrer mon habit par la ville"
Gravue "Bourgeois Gentilhomme" de Molière. Crédit Wikipedia

Les nobles et les bourgeois s'emparent de cette étoffe, mais également les classes plus modestes

Impression sur Calicot, artiste inconnu, 1805. Source The New York Public Library

En effet, devant ce succès, des indienneries apparaissent dans le sud de la France, avec des indienneurs imitant les cotonnades Indiennes, en imprimant des motifs colorés sur du calicot, avec des tampons sculptés en bois

Le célèbre fabricant de cotonnades Provençales, Souleiado, explique sur son site que le 1er atelier d'indienneurs à Marseille aurait ouvert en 1648, avec un maître cartier et un graveur sur bois bien décidés à unir leurs compétences pour reproduire ces tampons.

Ce tampon à vêtement présenté ci-contre est un scan 3D effectué par notre ASBL Objet Témoin. Voyez comme la couleur est encore imprégnée dans le bois, et remarquez la précision de la sculpture du motif.

Si l'objet paraît rudimentaire, il n'a pas été évident pour les Européens de les reproduire et d'arriver à la même finesse des motifs.

Ce sont surtout les teintures utilisées qui ont posé le plus de problèmes aux Indienneurs, car celles qu'ils produisaient étaient de bien moindre qualité et s'effaçaient rapidement avec les lavages. Les artisans Indiens maîtrisaient depuis longtemps cet artisanat et gardaient bien leur secret !

Grâce à la venue sur Marseille de colonies de négociants et de techniciens Arméniens avec un savoir-faire utile pour nos indienneurs à partir de 1672, et avec l'appui de COLBERT, Marseille est reconnue pour ses cotonnades de qualité. Cela tombe bien, car la demande est exponentielle, et il est de plus en plus difficile d'y répondre.

Un arrêt brutal

Devant ce succès grandissant, les cotonnades Indiennes constituent une concurrence importante pour les industries textiles Françaises plus traditionnelles. Qui protestent d'ailleurs, et demandent au Royaume de France, des mesures protectionnistes qu'on peut qualifier de drastiques

Louis XIV interdit alors la fabrication, la commercialistation ainsi que le port des cotonnades Indiennes le 26 octobre 1686 avec le traité de Louvois

Des arrêtés ordonnent la destruction des tampons de bois gravés nécessaires à l’impression sur tissu, et ce parfois en place publique. Les peines étaient sérieuses : le port de ces vêtements pouvait être puni de la peine des galères et leur vente pouvait conduire à la pendaison...

"Cette petite guerre, plus acharnée que celle des demi-castors, dura soixante-dix ans, illustrée de traits d'héroïsme dans les deux camps. C'est l'intendant Barillon, à Pau, qui, trouvant une bourgeoise dans la rue avec un vieux tablier de toile peinte, le lui arrache et va le brûler sur-le-champ à la forge d'un mérachal. C'est la marquise de Nesle qui, venant d'avoir quatre pièces d'indiennes saisies et coupées en morceaux par les gens des aides, reparaît, quelques jours plus tard, aux Tuileries, avec une robe de chambre de même étoffe.
Plus de trente arrêts, de 1686 à 1716, tentent de mettre les Parisiennes à la raison. Les commis de barrières, aux portes de Paris, font déshabiller les femmes. On brûle dans les rues, en un seul jour, huit à neuf cents robes saisies. Un arrêt de juillet 1717 prononce la peine des galères contre tout individu convaincu d'avoir introduit des étoffes prohibées ou d'avoir donné asile à un fraudeur. Mais la rigueur ne fait que redoubler l'engouement [...]

Cette prohibition (survenant peu après la Révocation de l’édit de Nantes en 1685) contraint à l’exil ou à la clandestinité, de nombreux artisans, car beaucoup sont protestants. Ils vont donc vers des villes plus "indulgentes", telle qu'Avignon encore sous autorité papale (jusqu'en 1791), la Suisse mais aussi l'Italie.

S'installe également une contrebande très importante : Aix-en-Provence en devient la capitale.

La proximité entre les deux villes font que les cotonnades, arrivées clandestinement de Marseille (une certaine partie étant d'ailleurs importée par la Compagnie Françaises des Indes Occidentales, fondée par COLBERT en 1664...), sont alors entreposées dans les maisons nobles de la ville, et par ce statut sont donc intouchables pour les autorités.

Gravure de Louis MANDRIN, contrebandier notoire de tabac, d'horloges et... de cotonnades Indiennes (1725-17555) Source Wikipedia

Portrait de Gentilhomme

Peinture à l'huile datant du XVIIIème siècle, Crédit Yveline Antique

Les robes de chambre

Les cotonnades Indiennes, toujours aussi...prohibées, deviennent une coquetterie de la sphère privée des personnes aisées et gagnent en popularité.

Cette peinture à l'huile dépeint un homme dans son intimité, avec une robe de chambre, qui d'ailleurs étaient appelées "indiennes", en référence au tissu utilisé.

Les doublures

Les doublures (supposément la partie non visible du vêtement donc) se parent de couleurs et de motifs chatoyants, bravant ainsi l'interdiction sans vraiment les dévoiler.

Cet exemple de "droulet" du Museon Arlaten dont la doublure est uniquement faite de cotonnades Indiennes, montre bien la volonté de continuer à porter ces étoffes.

Qu'est-ce qu'un "droulet" ? Et bien, le Ministère de la Culture vous en dit plus à propos de ce bien culturel, sur cette page :)

Droulet

Photo prise pendant ma visite du superbe Museon Arlaten à Arles

Exemple de piqué de Marseille

L'aménagement

Ce commerce lucratif continue : les cotonnades Indiennes sont également utilisées pour l'aménagement des intérieurs, tels que le fameux Piqué de Marseille, dont un joli exemple est visible ci-contre.

Qu'est-ce que le "piqué de Marseille" ? Ce sont deux couches de tissus entre lesquelles de la ouate de coton est insérée, et retenue en jolis motifs par des broderies. On en fait des jetés de lit, des coussins, des couvertures pour bébés, etc. Bien entendu, les tissus visibles utilisés sont nos fameuses cotonnades Indiennes. 

Marseille n'a pas créé cette technique, puisque les Indiennes l'utilisent déjà depuis longtemps : la technique du Kantha. En anglais, il y a un équivalent : ils appellent ça le "quilting".

A ne pas confondre avec le "boutis", qui utilise une technique équivalente, mais utilise un coton blanc et doit laisser passer la lumière, comme le montre l'installation sur la photo ci-contre, prise sur le site du Musée du Costume Comtadin de Pernes-les-Fontaines. 

Ce superbe musée montre des exemples de magnifiques boutis mais également des costumes (authentiques ou reconstitués) de vêtements typiques du Comtat. Et je peux vous assurer que les cotonnades Indiennes y sont presque toujours présentes !

Le boutis fait d'ailleurs partie des "savoirs et savoir-faire" de l'inventaire national du patrimoine culturel immatériel sous la référence 2019_67717_INV_PCI_FRANCE_00434

Boutis

Source : le Musée du Costume Comtadin, à Pernes-les-Fontaines

Exemple de morceau laissé

L'abandon de bébés

Oui oui, vous avez bien lu....

Durant ma visite au musée Souleiado, j'ai découvert un aspect assez étonnant de l'utilisation des cotonnades Indiennes : en effet, il existait du XIIème siècle au XIXème siècle un système d'abandon des bébés ou nouveaux-nés à l'Hôtel Dieu à Marseille (système utilisé ailleurs également mais, je me concentrerais sur Marseille) 

Le système en question permettait de déposer le bébé dans un cylindre en bois pivotant sur son axe, permettant aux personnes à l'intérieur du bâtiment de récupérer l'enfant posé à l'extérieur, tout en laissant l'anonymat à la personne l'ayant déposé.

Les abandons de bébés étaient nombreux, et les raisons ne manquaient malheureusement pas. Heureusement, il arrivait que les mères retournent chercher leur enfant après quelques années. Mais comment reconnaître sa filiation quand on a caché son identité ?

Et bien, les mères déposaient avec le bébé, soit un vêtement particulier, soit un morceau de cotonnade Indienne. Dans le cas de la cotonnade Indienne, le bébé avait donc une moitié, et la mère gardait l'autre moitié. Les bébés étaient alors nommés suivant l'étoffe ou l'habit laissé par la mère. Lorsque la mère souhaitait récupérer son enfant, elle devait montrer sa moitié d'étoffe. 

1759 : fin de la prohibition. Un jeu de cache-cache de 73 ans


Et donc ?

Les cotonnades Indiennes jusque dans les hautes sphères de la bourgeoisie Française...

Madame de Pompadour à son métier à broder par François-Hubert Drouais (1763-1764). Crédit National Gallery de Londres.

Toile peinte APRES l'abolition de la prohibition (1759)

Je ne résiste pas à l'envie de partager cette sublime peinture de Madame de Pompadour en Indienne

Et donc, en tant que personne originaire de la région de Provence, qui a grandi avec des vêtements cousus en tissus dits "provençaux", avec une grand-mère qui faisait parfois du boutis, et entourée d'images d'Arlésiennes ou du costume du Comtat Venaissin (l'ancien nom de la région d'Avignon), j'ai été très surprise d'apprendre que ce patrimoine textile ne nous appartenait pas vraiment.

Il vient d'Inde et du Levant, importé par des bateaux via Marseille, et existait depuis déjà bien longtemps dans le patrimoine culturel de ces régions. 

Bien entendu, je n'ai pas abordé l'histoire complète et complexe de cet épisode houleux, je laisse la parole à des personnes bien plus professionnelles que moi.

Lieux intéressants visités pour rassembler des informations

Le Conservatoire : 9 rue Gambetta, 84210 Pernes les Fontaines

Le musée : 65 rue de la République, 84210 Pernes les Fontaines

Situés à Pernes-les-Fontaines, ce conservatoire et ce musée continuent de perpétuer la tradition avec un accès gratuit aux expositions, et des ateliers couture tout au long de l'année.

Le Musée est d'ailleurs situé dans un ancien magasin de tissus magnifique, et vous transportera dans une autre époque instantanément 

Si vous passez à Arles, n'hésitez pas : allez visiter ce superbe musée proposant une vision de la culture et de la population de cette région. Initié par Frédéric Mistral, il perdure aujourd'hui avec les expositions initiales, mais aussi de nouvelles, allant plus loin dans la recherche de l'identité régionale.

29 Rue de la République, 13200 Arles

De début avril à fin septembre : 14 bis rue de la Calade - 13200 Arles
D'octobre à mars : 11 rue Jean moulin - 13200 Arles - Sur RDV

Continuez à déambuler dans les rues d'Arles, les yeux remplis de magnifiques motifs de cotonnades Indiennes, et rendez-vous avec Sabine de Delhi Ka qui aura certainement ce que vous cherchez pour vous habiller à la façon Indienne, mais attention ! De qualité ! J'ai dû me faire violence pour ne pas acheter tout le stock de tissus car je sais que même si nous ferons des reconstitutions d'engagés Indiens, il est douteux qu'ils aient porté, pour la majorité d'entre eux, de si belles étoffes.

Lors de votre passage à Tarascon, arrêtez-vous au Musée Souleiado. Installé dans l'hôtel particulier d'Aiminy, il vous emmènera au fil des époques et de la confection des cotonnades Indiennes, en vous donnant accès aux pièces qui étaient auparavant utilisées à cet effet. Immersion garantie !

39 rue Proudhon, 13150 Tarascon  

5 Avenue du Docteur Baberin, 13103 Saint Etienne du Grès

Vous pourriez être tenté.es d'acheter des articles d'ameublement en style Provençal, et vous pourrez en trouver dans ce magasin qui perdure depuis 1818, avec chaque année une nouvelle collection.

Le chemin où ils sont installés s'appelle aussi le "chemin des Indienneurs", petit clin d'oeil à l'histoire !


Ce qui fait la fierté de ces régions vient d'ailleurs. Cet exotisme apporté par cet ailleurs a provoqué un tel engouement qu'ils en ont bravé les interdits et s'en sont approprié les codes, jusqu'à devienir les leurs.

Travailler sur le projet Forget me not, me permet de travailler sur les liens entre cultures et l'importance que l'histoire a sur notre vie actuelle. Et si cet article n'est qu'une goutte d'eau dans notre patrimoine culturel, je suis contente d'avoir pu explorer cette goutte et d'en exposer ici quelques aspects.

Et par chez vous ? Quelle histoire peut bien se cacher ? Vous pourriez être bien surpris.es :)

N'hésitez pas à partager sur nos réseaux sociaux ce que vous avez découvert de surprenant dans l'histoire de votre ville/région/pays qui vient aussi d'ailleurs