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Analyse de l'aquarelle consacrée à Victorine

Aquarelle d'Hippolyte Charles Napoléon Mortier, Duc de Trévise datant de 1865, représentant "la vieille", de son vrai nom Victorine ANFRAC


Victorien, Archives départementales de La Réunion, 40 FI52

Contexte

Victorine est très âgée en 1866, 13 ans après l'abolition française de l'esclavage.

Née à Saint-Pierre, en 1804,  elle a donc 62 ans, lorsque ce portrait est réalisé. Mortier de Trévise, l'aquarelliste, a ajouté le nom d'épouse de Victorine au bas de l'aquarelle: Mme SAMSI.

Victorine est au service de la famille Le Coat de K/veguen depuis longtemps semble-t-il. C'est une ancienne esclave de Gabriel Le Coat de K/Véguen (1800-1860). Ce dernier, riche propriétaire avant l'abolition de l'esclavage, s'est permis de racheter leurs esclaves à des propriétaires bien moins aisés que lui, effrayés par la perspective de l'abolition et ne sachant à combien s'élèverait l'indemnité promise par le gouvernement. Si bien qu'au moment de l'abolition de 1848, Gabriel  possède plus d'un millier d'esclaves! C'est, de loin, le propriétaire privé qui obtint par la suite le montant le plus élevé d'indemnités après l'abolition.

Victorine fait alors partie des jeunes esclaves domestiques au service permanent des maîtres - ce qui veut dire jour et nuit - . Ces esclaves domestiques font leur apprentissage auprès des esclaves plus âgées.

Parvenue à un âge plus avancé, Victorine a dû jouer ce rôle de formatrice, ou plutôt de conditionnement, auprès de sa fille, Coralie, et de ses petites-filles (nées dans l'Habitation des Casernes à Saint-Pierre), et d'autres jeunes esclaves/engagé.es de l'Habitation des Casernes, à Saint-Pierre de l'île de La Réunion.

Victorine a été la "nénène" (mot créole désignant la "nounou") d'Emma, la fille de Gabriel, laquelle épousa en 1860 notre aquarelliste, Hippolyte Charles Napoléon Mortier. De son côté, Victorine avait épousé en 1852 Paul SAMSIE, son compagnon, également domestique à l'Habitation des Casernes.

En 1866, le patron de Victorine est Denis-André Le Coat de K/Véguen, le fils de Gabriel, et le frère d'Emma. Donc le beau-frère d'Hippolyte (vous suivez?)


D'autres exemples de cette tenue

Au fil de nos recherches, nous avons trouvé que cette tenue était répandue, et les légendes indiquaient souvent que les personnes représentées avaient (entre autres) une responsabilité de garde d'enfants.

  • Portrait femme cafre

    Ce portrait photographique est postérieur à l'aquarelle qui représente Victorine: il dat des années 1870-1890.

    Malgré cela, on y retrouve le même air de dignité, et aussi de grande fatigue au bout d'une longue vie de labeur et de dévouement aux maîtres, mais surtout, le même style vestimentaire !

    Photographie de Frédéric MAYDELL-LEGRAS

  • Jean-Baptiste Louis Dumas, Bonne d'enfants, 1927 Jean-Baptiste Louis Dumas, Bonne d'enfants, 1927

    Négresse Bonne d'enfants

    Le terme "négresse" inscrit juste avant l'indication "bonne d'enfants" n'est pas péjoratif au 19e siècle. Il indique simplement la couleur de la peau, et, pour la Réunion, l'origine ethnique : ici, c'était sans doute une esclave arrachée à la côte est de l'Afrique, à l'endroit du Mozambique actuel.

    A Bourbon (l'ancien nom de l'île de La Réunion), c'est souvent le terme de "cafre" qui est employé : certains textes montrent qu'ils étaient recherchés par les propriétaires car considérés comme plus dociles.

    De nos jours, ce terme a une connotation affective positive.

    Illustration de Jean-Baptiste Louis Dumas, 1927

  • Nanine, Jean-Baptiste louis DUMAS, 1827, archives de La Réunion Nanine, Jean-Baptiste louis DUMAS, 1827, archives de La Réunion

    Nanine

    Nanine est vraisemblablement un mot employé à la place de "nénène", c'est-à-dire "bonne d'enfants" en créole. Sa responsabilité est immense: elle doit veiller jour et nuit au bien-être et à la sauvegarde de l'enfant que ses maîtres lui ont confié. D'ailleurs, en cas d'accident, c'est elle qui reçoit les châtiments.

    Illustration de Jean-Baptiste louis DUMAS, 1827

  • Le jardin

    Les enfants des nénènes, ou les jeunes domestiques sont au service des maîtres, à toute heure du jour et de la nuit.

    Ici, sous la varangue (la terrasse des maisons coloniales pour profiter de la fraîcheur du soir), une fillette sert les boissons à la famille du maître au crépuscule.

    Illustration d'Adolphe Martial POTEMONT, 1848


    Le vêtement de nénène

    S'il est vrai que le travail de "nénène" était commun dans différentes cultures, avec les sources picturales présentées ici nous pouvons clairement voir un style vestimentaire en ressortir :

    Le Châle

    Simplement posé sur les épaules, il était fait de laine ou de coton, et le choix de la couleur libre (contrairement aux vêtements, souvent teintés à l'indigo, marqueur de travailleur des concessions de cannes à sucre)

    "Quelle était l'utilité de ce châle sur une île tropicale, surtout d'un châle en laine ?" vous demandez-vous certainement...

    L'île de la Réunion est très montagneuse, et lorsqu'on "va dans les hauts" ou "dans les bas", la température change suivant l'altitude, qui varie très rapidement, comme le montre ce schéma représentant l'étagement agricole. Notez le vocabulaire "des bas" et "des hauts", exprimant une hauteur plutôt qu'une distance. Et regardez l'altitude changeante...En quelques kilomètres à vol d'oiseau, on passe du niveau de la mer à plus de 3000 mètres d'altitude.

    L'suine de Bel Air, au Tampon, qui a inspiré notre projet, était située à 400 mètres d'altitude.

    Vous comprendrez donc que si la nénène se déplace avec ses maîtres, ou pour faire des courses pour l'habitation, elle devra forcément changer d'altitude, et mieux vaut se couvrir quand la température change si facilement.

    La Robe Ample

    Si le châle est évident, et présenté comme un atour important, il cache malheureusement le haut de la robe. 

    De ce que nous pouvons en voir, c'est une robe avec de l'ampleur pour certainement faciliter les mouvements, et longue jusqu'aux chevilles.

    Différents styles existant à cette époque, il est difficile de trancher quant au style choisi pour le haut du corps...

    Le Mouchoir de Tête

    Très présent dans toute l'iconographie que nous avons rassemblée, le mouchoir de tête semble très commun auprès de la gente féminine, peu importe leur travail.

    Il sera traité de cet atour plus tard plus en détail, car il y a tant de choses à dire...!

    Altitudes à la Réunion
    Créoles contemporains au Tampon
    Nénène Comorienne au Tampon

    Infographies et phoographies : Julien Vandanjon - AFAC974  / Objet Témoin ASBL


    La "Nounou" Créole

    Le terme de Nénène est également utilisé à l'île Maurice et nos estimés collègues du blog Mauricianismes ont publié un édifiant papier sur le sujet, que nous vous invitons chaudement à explorer :


    Complément d'enquête

    Représenter cette personne est important à nos yeux. Cependant, nous manquons d'informations pour reproduire fidèlement le vêtement sous le châle.

    Cela peut être considéré comme une liberté finalement : ce qui ne se voit pas peut donc être ce qu'on veut, tant que le châle vient se poser sur les épaules et apporter le même effet à la silhouette.

    D'autres recherches sont toujours menées, comme notamment le style de vêtements que portaient les domestiques à cette époque-là, en France par exemple.

    Si nos lecteurs ont des suggestions, nous serions ravi.e.s de les entendre et de partager avec vous ! Nous vous invitons à nous contacter via la page de formulaire sur la page Contactez-nous

    Comme on peut le voir sur cette photographie des collections de la Maryland Historical Society tirée de l'article "Women in 19c century after civil war" Barbara Wells Sarudy a réuni de nombreux exemples de représentations des "nénènes" américaines de la même période, très similaires à notre "Victorine".