Jamali, Gardien de cannes, 1861
A la découverte des gardiens "cafres"
L'homme
Jamali représenté ici est un "cafre".
Ce mot vient de l'arabe "kafir", signifiant infidèle, c'est-à-dire non musulman.
Notons sa carrure imposante, sa lance bien aiguisée pour défendre les champs ou les cases des camps de travailleurs, et l'air attentif du gardien qui guette les dangers éventuels depuis un point plus élevé.
Le Lamb, pagne malgache ?
La toile qui l'enveloppe est un pagne, enroulé autour des reins et noué au niveau du ventre. A La Réunion, on employait autrefois les mots de "langouti", pour désigner un pagne que l'on faisait passer entre les jambes, à la manière d'une culotte longue, pour les Indiens, et "lamba", le mot malgache pour pagne, abréviation de "lambahoany". Le lamba est traditionnel, et il semble que ce soit ce vêtement qui est représenté ici: les hommes portaient cette pièce de tissu rectangulaire, en toile grège, agrémentée de rayures colorées. C'est également un vêtement symbole: les fiancés échangaient des lambas (prononcez "lamb", sans le "a" final!), et celui qui le reçoit le garde jusqu'à sa mort.
A noter que Jamali se déplace pieds nus.
Un archétype cité et repris
Cette aquarelle a été réalisée par Hippolyte Charles Napoléon Mortier, en 1861, lors de son premier séjour dans l'île de La Réunion. Antoine Roussin (1819-1894) s'en est inspiré pour en faire une lithographie, intitulée "Le Garde-champêtre de Bourbon", conservée au Musée de Villèle, Ile de La Réunion
Voici la description des gardes que fait le Père Jouen, Jésuite et Préfet apostolique de Madagascar, dans une lettre de 1853, transcrite dans "Madagascar et ses deux premiers évêques...", par Amand-René Maupoint, Paris, 1864.
"La sagaie ou la lance qu'ils portent quand ils quittent leur case, brille sur leurs épaules; leur démarche est fière; leur corps noir, d'assez belle taille pour la plupart, est à moitié recouvert par une étoffe fabriquée par eux-mêmes, et dont ils se drapent à la manière antique; leurs cheveux artistement tressés, entremêlés de perles, de dents d'animaux, de quelques objets en argent ou en cuivre, font assez bon effet; mais la graisse de boeuf ou de mouton dont ils les enduisent, les rend quelque peu dégoûtants par la mauvaise odeur."
A part cela tout l'ensemble de leur costume a quelque chose d'agréable et de noble dans sa simplicité. Vous vous croiriez transportés aux premiers âges du monde, et retrouver des hommes tels que les ont décrits les anciens"
Le père Jouen décrit ses impressions, plutôt admiratives, à partir de sa rencontre avec le peuple des Sakalaves, l'une des nombreuses ethnies que compte la grande île de Madagascar
Photographie d'un Guerrier Malgache Sakalave de Madagascar prise entre 1864 et 1866 - Source : Troopen Museum Nederlands collections - Wikimedia Commons
Sagaie Malgache du 19e siècle
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Une vision "anthropologiste" systémique
Voici comment Gabriel Le Coat de K/veguen juge ses engagés en 1858, à l'occasion d'un rapport de visite sur son établissement de Saint-Louis.
"Les meilleurs travailleurs sont les Indiens. Les Malgaches sont assez intelligents mais entêtés. Les Cafres sont très durs à l'ouvrage, mais lents; les affranchis saisissent le moindre prétexte pour ne rien faire"
La tâche de gardien
Etre "gardien", cela veut dire surveiller les champs de cannes, et aussi les abords du camp des travailleurs engagés. Cette tâche délicate était réservée à des hommes musculeux, et dignes de confiance: parfois des Malgaches, et surtout des Cafres.
Champs et cases d'engagés pouvaient en effet être la proie d'incendies criminels et/ou de vols, commis soit par les esclaves "marrons" avant 1848, soit par quelques "Petits Blancs", réfugiés dans les Hauts de l'île. Les uns commes les autres pouvaient être poussés à ces actes par la faim ou par un dénuement extrême.
Leurs convoitises? Des poules, des canards, des outils, et... des vêtements, pardi!
Ci-contre, l'une des dernières cases d'engagés, photographiée par Raymond Carretier, notre ami architecte, en 1990. Elle se trouvait à l'emplacement de l'ancien camp d'engagés, rive gauche de la Rivière d'Abord, à quelques dizaines de mètres de l'ancienne usine sucrière de Bel-Air.
Construite en bois de nattes, "planches couchées", elle mesurait 4 mètres x 4 mètres, avec une porte unique comme ouverture. A l'intérieur, 1 ou 2 lits en planches, un matelas en "goni" (toile de jute épaisse), un coffre pour ranger les hardes et les objets auxquels on tenait.
Autour de la case, un petit emplacement servant de jardinet, où l'on pouvait faire pousser quelques légumes, des brèdes, et élever de la volaille.
Plus de détails sur les "cafres" et Madagascar
L'empire du Monomotapa
La côte des Cafres, au sud-est du continent africain, fut un lieu continu d'approvisionnement en esclaves tant pour les commerçants arabes en lien avec l'empire du Monomotapa, que pour lers trafiquants européens à partir du 18e siècle.
< ci-contre : carte source "L'Empire du Monomotapa et Coste des Caffres" - 1688 : the New York Public Library Digital Collections
Esclavage à étages
Même les habitants de Madagascar, dont certains furent eux-mêmes objets de "traite", pratiquaient l'esclavage pour leur propre compte, comme le relate le Père Jouen dans sa lettre citée ci-dessus :
"On ne rencontrait que des guerriers armés de fusils et de sagaïes; plusieurs portaient un arc et des flèches: c'étaient des esclaves Mozambiques"
Route de la Soie
Madagascar mesure 1580 km de longueur, sur 580 km de largeur, soit 587 000 km2; un territoire plus vaste que la France actuelle ! On la surnomme "La grande île".
Elle est citée dès les documents anciens comme une étape connue de la route de la soie. Les lambas traditionnels anciens sont souvent confectionnés à partir de la soie sauvage filée et tissée sur l'île.
> Ci-contre, un étal de Lambas classiques sur un marché de Fort Dauphin en véritable soie sauvage de Madagascar, avec des motifs et des teintures naturelles issues de l'agriculture locale.
Remarque
On connaît le nombre de gardes-champêtres pour les propriétés K/veguen à l'île de la Réunion sur les actuelles communes de Saint-Louis (ils étaient 2 gardes-champêtres vers 1875), à Saint-Pierre (1 garde-champêtre aux Casernes) et au Tampon (2 gardes-champêtres) par exemple. A noter qu'ils ne portaient pas les vêtements en toiles bleues caractéristiques des autres travailleurs de ce riche propriétaire-sucrier.
Il est intéressant de constater que les gardiens ont pleinement conservé leur traditions vestimentaires.