Analyse : Aquarelle "un Citoyen" de 1848/65
Contexte : 1848, c'est la date de l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises. A l'île de La Réunion, le décret d'abolition, voté en avril à Paris, entre en application seulement le 20 décembre 1848. Le commissaire envoyé par le gouvernement de la deuxième République, Sarda Garriga, a en effet obtenu des travailleurs esclaves qu'ils patientent jusqu'à la fin de la période de la coupe de la canne à sucre !
Sur cette aquarelle d'Hippolyte Charles Napoléon Mortier, Duc de Trévise, (marquis de Trévise à cette date), le nouveau "citoyen" est fier d'arborer les attributs de sa toute jeune liberté civique: le chapeau, les chaussures...
Un esprit de caricature
L'auteur de l'aquarelle, lui-même propriétaire foncier, associé à la famille Kerveguen, gérant plusieurs sucreries à l'île de La Réunion, porte un regard amusé (ironique?) sur l'ancien esclave devenu nouveau citoyen de la deuxième république. Ainsi, il dessine fidèlement son pantalon de toile bleue, celle qui servait à vêtir la population ouvrière, et son sac à dos en vacoa tressé, son "bertel" (bretelle) en créole.
L'idée semble donc ici d'en relever le paradoxe.
Datation
"Le citoyen" fait référence de toute évidence à l'abolition française de 1848: notre "citoyen" est un ancien esclave, affranchi et devenu un citoyen à part entière de la 2e République. Il fait partie des quelques 60 000 à 62 000 personnes qui recouvrent, ou découvrent pour ceux qui sont nés esclaves dans l'île, la liberté.
L'aquarelle est notée "île Bourbon", l'ancien nom de l'île sous la royauté, alors que les révolutionnaires de 1789 lui avait donné le nouveau nom d' "île de la Réunion",. La date accolée est 1865. A l'époque et parfois encore aujourd'hui, les deux dénominations coexistent, même si le nouveau nom officiel est "La Réunion". A cette date, la France est celle du Second Empire, avec Napoléon III à sa tête. Lequel s'est empréssé de supprimer le suffrage universel (masculin!). Les affranchis pauvres ne peuvent plus voter.
La date de l'aquarelle n'est pas nécessairement la date du croquis initial. Il n'est pas rare que les aquarellistes reproduisent le même dessin tiré de leurs carnets et l'enrichissent plus tard.
Source : IHOI
Le Citoyen
Du temps de l'esclavage, il était en effet interdit aux travailleurs de porter des chaussures. Il fallait à tout prix pour la société coloniale marquer par le vêtement et les accessoires les distinctions sociales. Ce jeune homme a donc probablement l'habitude de marcher pieds nus, et préserve ses belles bottines pour un évènement important.
Si les créoles aiment les chapeaux, ici, le couvre-cherf est même un peu pompeux, pour ce jeune homme décidé: il l'a peut-être reçu de son ancien "maître", tout comme les bottines de cuir verni.
L'élévation du chapeau accentuée par l'artiste et l'effet de reflet appuyé sur la soie suggère un chapeau claque, plus respirant que les chapeaux en feutre.
Comme on l'a vu précédemment, les employeurs ont l'obligation de fournir régulièrement un métrage de toile bleue à leurs ouvriers pour la confection de leurs vêtements. Ici, le paradoxe est appuyé entre l'élégance du jeune citoyen et son héritage ouvrier identifiable.
Sac à dos traditionnel des classes populaires, il est tressé en feuilles de vacoa, dont justement l'artiste a représenté un plant comme élément de décor, ceci suggère donc que la scène se déroule en bord de mer, possiblement près des communes actuelles de la Rivière Saint-Louis, Saint-Pierre ou Saint-Joseph, où Kerveguen disposait de larges exploitations et usines.
La nature et la fonction de l'objet tenu en main ne sont pas clairement identifiables. Mais on pourrait éventuellement penser à un fouet à mener, indiquant que l'homme travaille avec des animaux.
le décor
A la vue du décor, le réunionnais reconnaîtra d'emblée les paysages typiques des côtes sud et ouest de l'île. Au lointain, l'océan Indien et les contreforts d'un piton ou des cirques. Les hautes herbes pourraient être sauvages, ou illustrer la cime d'une parcelle de canne à sucre cultivée dans une dépression à l'arrière plan. Les hauts palmiers marquent aussi bien la côte que potentiellement l'entrée d'une propriété. Le Vacoa est bien identifiable avec ses racines aériennes typiques et son fruit suspendu.
Le citoyen marche probablement sur un sentier en terre battue aménagé, l'artiste ayant pris soin de représenter dans un style très illustratif et proche de la bande dessinée, la poussière soulevée par son pas.
Un décor pastoral simple, encore visible de nos jours
Crédits photographiques et vues aériennes : ©Julien Vandanjon - tbk / Sources complètes disponibles en licence Creative Commons cc-by-nc-sa auprès de l'Afac974-Capeline pour les projets culturels et éducatifs.